Les négociations entre la Suisse et l’Union européenne ont abouti sur le fond en décembre 2024, donnant naissance aux "bilatérales III". Protection des salaires, clause de sauvegarde, participation à l’élaboration du droit: l’experte en droit européen Christa Tobler décrypte les enjeux du nouveau paquet d’accords.
Après l’abandon de l’accord-cadre en 2021, les relations entre la Suisse et l’Union européenne (UE) étaient dans l’impasse. Des négociations avaient ainsi été relancées en mars 2024 pour éviter l’érosion des accords signés il y a plusieurs décennies et consolider le partenariat stratégique entre la Confédération et son principal partenaire commercial. Un processus qui a abouti en décembre dernier. Avec près de 140 accords bilatéraux à valider, l’approche "par paquets" doit définir les relations futures entre les deux parties dans différents domaines comme l’électricité, la libre circulation des personnes, la santé publique et la sécurité alimentaire. Les contours précis seront dévoilés dans le courant de l’année 2025 mais plusieurs éléments sont déjà connus. Entretien avec la professeure Christa Tobler, spécialiste des relations juridiques entre la Suisse et l’UE.
Dans quelle mesure les bilatérales III défendent-elles mieux les intérêts de la Suisse que l’accord-cadre abandonné en 2021?
Christa Tobler: Le nouveau paquet couvre plus de domaines et prévoit davantage d’adaptations aux spécificités suisses. Ces exceptions ne découlent pas du droit européen, mais ont été négociées spécifiquement pour le cas de la Suisse. Par exemple, en matière de de protection des salaires ou de politique migratoire.
Quelles sont les solutions offertes par les bilatérales III concernant les craintes liées au dumping salarial?
Tobler: Les bilatérales III reprennent le système suisse de contrôle du marché du travail adopté lors de l’entrée en vigueur de l’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) en 2002, avec une surveillance tripartite – cantons, syndicats et employeurs. Quelques ajustements sont prévus: par exemple, le délai d’annonce des travailleurs détachés passerait de huit jours calendaires à quatre jours ouvrables. Il faut toutefois rappeler que ces délais d’annonce n’existent pas dans les autres États parties à cet accord, et qu’il s’agit donc d’une spécificité suisse. Avec les nouveaux moyens de communication numérique, cette réduction reste a priori compatible avec la protection des travailleurs. Concernant les remboursements de frais professionnels, la Suisse souhaite qu’ils soient alignés sur le coût de la vie local. Pour l’heure, Bruxelles ne semble pas s’y opposer. Plusieurs États membres de l’UE, dont l’Allemagne, ont déjà mis en place des régimes d’exception en la matière.
L’ALCP prévoit une clause de sauvegarde permettant de limiter temporairement l’immigration en cas d’importants problèmes économiques et sociaux". Comment ce mécanisme est-il traité dans les bilatérales III?
Tobler: L'accord actuellement en vigueur prévoit que des mesures de sauvegarde ne peuvent être prises que si les deux parties estiment que les conditions sont remplies, ce qui permet à l’UE de bloquer la procédure unilatéralement. Avec les bilatérales III, ce scénario n’est plus possible. Si une partie demande l’activation de la clause, les deux parties devront s’entendre devant le comité mixte. Si aucun terrain d’entente n’est trouvé, le dossier est alors transmis à un tribunal arbitral, qui tranchera. Cette mesure de sécurité ne serait toutefois déployée que dans des cas exceptionnels. À l’heure actuelle, 23 ans après l’entrée en vigueur de la libre circulation en Suisse, la clause actuelle n’a jamais été appliquée.
Dans le domaine de l’électricité et de la sécurité alimentaire, quels changements attendre pour les PME?
Tobler: L’accord sur l’électricité ouvrira le marché à la concurrence, ce qui permettra à de nombreuses PME de choisir le fournisseur qui leur convient le mieux. En outre, la sécurité de l’approvisionnement serait renforcée. L’accord sur la sécurité alimentaire fera entrer la Suisse dans un espace de sécurité alimentaire commun. Les producteurs et entreprises suisses profiteront ainsi de normes communes plus claires en matière de sécurité alimentaire, de santé des végétaux et de produits phytopharmaceutiques, notamment. Cela favorisera la fluidité des échanges entre les deux marchés.